En août 2020, la collaboration japonaise aux deux prix Nobel a ajouté dans l’eau de son immense cuve un nouvel ingrédient : le gadolinium. Ainsi « dopé », l’instrument s’ouvre à une quête inédite, celle du fond diffus de neutrinos (DSNB) produit par l’ensemble des explosions de supernovas depuis les premiers instants de l’univers, et dans lequel nous baignons en permanence. L’équipe neutrinos du Laboratoire Leprince Ringuet (LLR) IN2P3/Ecole polytechnique est à la manœuvre depuis le début du projet.
Michel Gonin, responsable de l’équipe neutrinos au LLR et responsable France pour la collaboration Super-Kamiokande (Super-K) au Japon, ne mâche pas ses mots. « Nous entrons dans une ère de recherche extraordinaire avec cette nouvelle génération d’instrument, et la découverte du DSNB serait une étape majeure en cosmologie. » Le physicien fait référence ici au redémarrage de Super-K, le détecteur géant de neutrinos japonais, dans un mode inédit au niveau mondial. Un mode qui le met en capacité de démontrer l’existence d’un rayonnement diffus de neutrinos de basse énergie1 issu de l’addition de toutes les explosions de supernovas ayant illuminé l’univers depuis ses débuts. Sa découverte ouvrirait un nouveau champ d’étude unique et très riche d’enseignements pour les physiciens et cosmologistes : taux de formation des étoiles, évolution stellaire, taux de formation des trous noirs, …
Les neutrinos reliques du fond diffus de neutrinos de supernovas sont les neutrinos émis par l’ensemble des explosions de supernovas depuis les premiers instants de l’univers. © 2020 Kamioka Observatory, ICRR (Institute for Cosmic Ray Research), The University of Tokyo
Une explosion de supernova par seconde dans l’univers
« Il y a actuellement de l’ordre d’une explosion de supernova par seconde dans l’univers, dont 98% de l’énergie est dissipée par émission de neutrinos, précise Michel Gonin. Nous baignons en permanence dans un bain de ces neutrinos ». Pour autant, une fois dilués dans tout l’univers, ces neutrinos reliques ne sont pas si nombreux. « Leur flux est estimé à moins d’une centaine par centimètre carré et par seconde », poursuit le chercheur. Et vu qu’ils interagissant très peu avec la matière, la probabilité d’en détecter un issu du DSNB relève de la gageure. Avec sa cuve de 50 000 tonnes d’eau, Super-K devrait en enregistrer au plus quelques dizaines par an. « Dans le meilleur des cas, selon la théorie, nous espérons en identifier une trentaine chaque année, ce qui nous permettrait d’atteindre un résultat irréfutable en 3 ans, commente le physicien. Si ce chiffre tombe à 10, il nous faudra 8 à 9 ans de prise de données. »
Du gadolinium pour capturer les neutrons
Avec l’ajout du gadolinium dans l’immense cuve d’eau, les physiciens de Super-K vont se concentrer sur l’analyse des antineutrinos de type électronique de basse énergie. Ces derniers forment 80% des neutrinos émis dans les explosions d’étoiles et déclenchent l’émissions de deux particules lorsqu’ils interagissent avec un noyau d’eau de la cuve, un positron et un neutron. Cette double signature est mise à profit par les scientifiques pour étudier sans aucune ambiguïté ces événements habituellement noyés dans un important bruit de fond. Le positron sera identifié par émission Tcherenkov de photons alors que le neutron sera capturé par un noyau de gadolinium, très « gourmand » en neutrons et qui émet des photons après capture.
L’interaction d’un antineutrino électronique avec un noyau de l’eau du détecteur, produit un positron détectable par la trace lumineuse qu’il produit dans l’eau. La réaction produit aussi un neutron, dont la capture par le gadolinium produit des flashs de rayons gamma. © 2020 Kamioka Observatory, ICRR (Institute for Cosmic Ray Research), The University of Tokyo
Afin d’ajouter du gadolinium à l’eau ultra pure, la collaboration Super-K a effectué en 2018 de très importants travaux de rénovation et d’amélioration du détecteur ainsi que de nombreux tests. « Les 50 millions de litres d’eau de la cuve sont filtrés en permanence dans un circuit haut débit, indique le chercheur. Il a fallu mettre en place une ingénierie assez complexe pour isoler le gadolinium lors du filtrage puis le réinjecter juste après. Ce dispositif original et très complexe a été testé au préalable dans un démonstrateur, une sorte de mini Super-K de 200 tonnes d’eau appelé EGADS. »
Le détecteur a été entièrement rénové avant d’être remis en eau avec du gadolinium. Image LLR
En tout, 13 tonnes de gadolinium ont été introduits dans la cuve pour monter progressivement à une concentration de 0,02%. L’efficacité de détection des neutrons est ainsi portée à 50% et suffit pour commencer à prendre des données. Début septembre, le détecteur était stabilisé et les ordinateurs de la salle de contrôle « SK » du LLR ont commencé à enregistrer les premières captures de neutrons par le gadolinium. « Ces premières mesures sont très encourageantes, se réjouit Michel Gonin. On identifie déjà des neutrons, notamment ceux issus des rares muons cosmiques qui ont réussi à traverser les 1000 mètres de roche depuis la surface pour interagir dans la cuve. C’est un bruit de fond physique connu et prédit par les simulations. »
Désormais, les scientifiques de la collaboration vont rester à l’écoute des neutrinos cosmiques et tester toutes les facettes de leur nouveau détecteur pour en améliorer les performances. Principalement, en caractérisant au plus près le bruit de fond afin de l’éliminer toujours plus efficacement, et de ne pas perdre un seul de ces précieux neutrinos reliques du DSNB.
Contact : Michel Gonin